Sans bouger un seul instant, il contempla son camarade s'effondrer dans la poussière. Juste aux pieds d'un immense démon aux pattes griffues, qui, d'un instant à l'autre, allait probablement ravir la vie de tous ceux qui tenaient encore debout.
Et, en effet, ce fut un véritable massacre.

Une voix explosa dans son oreillette.

▬ Putain Heal, mais qu'est-ce que tu fous !
▬ Lag.
▬ Lag mon cul ouais ! T'as une des meilleures connexions de toute la guilde. Sérieux, t'as pas les yeux en face des trous ce soir ou quoi ?
▬ J'ai juste ramé, je te dis. Je suis désolé, OK ?
▬ Un peu plus de respect pour ton GM s'il te pl...
▬ Oh puis tu sais quoi ? Ouais, c'est pas mon jour. Salut.
▬ Si tu te déco, Heal, je...

Déconnexion dans 3, 2, 1... 0.

De l'air. Il avait besoin d'air.
Du bout des doigts, il repoussa bureau et chaise à roulettes, se propulsant à travers une bonne moitié de la chambre. Lorsqu'il se leva, son cou émit un long "crac" pas de très bon augure pour ses vieux jours. Il haussa simplement les épaules et se dirigea lentement vers sa fenêtre. Il l'ouvrit peut-être un brin brutalement, mais il n'en pouvait plus. Il devait respirer. Inhaler de l'air pur et frais.
Et pour être frais, l'air était frais.

Un vent glacial s'infiltra dans ses poumons, le faisant frissonner de la tête aux pieds. Foutu temps. Foutue saison. Foutu jour. Son regard dériva mornement sur le calendrier. Il détestait cette journée. De sa première à sa dernière seconde. Tous les ans, c'était la même chose. Mais aujourd'hui, ça avait quelque chose de pire. L'air du dehors, pourtant frigorifiant à souhait ne lui suffisait pas. Il entendait les feuilles bruisser dans l'obscurité et devinait les papillons qui devaient se suicider en masse sur le lampadaire de la ruelle. Ses doigts tapotèrent impatiemment le rebord de la fenêtre. Il inspira un grand coup et bloqua sa respiration, comme pour retenir l'air, retenir la décision qu'il était sur le point de prendre. Ou simplement la retarder un peu. Parce qu'en vérité, il l'avait déjà prise.

Sa main claqua sur le bois et il referma d'un coup la fenêtre, simplement pour préserver sa chambre - et par extension, surtout son écran - d'une invasion de saloperies nocturnes. Il effectua un demi-tour plutôt souple, attrapa rapidement sa paire de chaussure qui trainait et, en un battement de cil, le voilà déjà devant sa porte. Zou, quelques pas, et c'est l'escalier qui se fait dévaler, le vestibule ne résiste pas plus longtemps et une seconde d'éternité plus tard, une énième silhouette piétine dans le monde nocturne.

Il détestait cette journée. Vraiment.
Tellement qu'il se retrouvait à l'extérieur, à vouloir marcher et avaler des kilomètres. Alors que l'extérieur, il n'y avait rien de pire.

Il s'arrêta net, sous un lampadaire. Il ne lui avait fallu que cinq petites minutes pour sortir. Des chaussures, une écharpe, un chapeau enfoncé sur ses cheveux en bataille. Et c'était tout. Pas de manteau, encore moins de veste. Il se les caillait. Et il portait encore ses lunettes. Celles dont il n'avait besoin que pour trainer devant un petit écran. Aucune raison de les porter dehors, là, en pleine nature, alors qu'il faisait noir comme dans un four, et qu'il ne se repérait qu'aux taches de lumière des lampadaires.

Lumières jaune-orange agonisantes, qui se teintaient déjà de rouge. Ses yeux se fermèrent d'un coup, pour échapper à la réalité, mais trop tard, les flashs criblaient déjà son esprit. Rouge, rouge, rouge sanglant. Silence. Affreux, oppressant silence. Rouge, rouge. Une voix, une seule. Et le silence revient en maître. Puis chaos. Lumières voyantes, lumières aveuglantes. Sirène. Cauchemar. Agonie blanche.

Il se plia en deux, hurla dans la nuit, et se mit à courir. Il avait besoin de courir. Juste un peu.
Et après il se calmerait, et tiendrait, juste un peu, et la journée se finirait. Il pourrait alors tout ignorer, tout oublier, jusqu'à l'année suivante.

Mais le sort en décida autrement.
Il buta sur une jeune  fille aux lunettes rouges.
Lunettes rouges et lunettes noires s'affrontèrent.
Puis ce fut le néant.
Le tube.
Et Etoh.

Bienvenue.
Tout va bien, maintenant.