C'était cette petite binoclarde, là. Il était tranquillement en train de cracher des ronds de fumée en essayant d'attraper dedans un avion qui passait dans le ciel, et c'est précisément au moment où cette fille était venue raconter des trucs inaudibles qu'il avait commencé à halluciner sévèrement. Il aurait dû commencer à se méfier quand il avait remarqué qu'elle ne tenait pas trop debout. Il l'avait regardé se ramasser -avec une fluidité si proche de la perfection qu'elle ne pouvait trahir qu'une habitude bien rodée- sans bouger une oreille, parce que merde quoi, si cette gamine avait eu l'énergie de se traîner jusque là alors qu'elle était manifestement bourrée, elle réussirait bien à se relever toute seule.

Ce qu'elle fit, mais en fait Luke n'avait rien compris. Elle n'était pas bourrée, elle était DROGUÉE.

Et donc il s'était fait assommer, était tombé par terre -comment c'est possible pour quelqu'un qui est déjà assis ?-, et s'était retrouvé sanglé à un siège dans une espèce de train géant avec des gens qui disaient être morts, pendant que des haut-parleurs crachotaient un discours sur la souffrance et la magie de l'amitié -quoi ?- énoncé par la voix de la dealeuse. Et y'en avait pas un qui avait l'air plus surpris que ça. Alors Luke aussi avait fermé sa gueule, cherchant ce qu'il avait pu louper dans le processus, et puis le train avait été propulsé à travers il ne savait quoi.

Et ils étaient tous arrivés dans une gare, et les gens s'étaient tous barrés, comme si tout était normal. Il ignorait quelle saloperie elle avait pu lui administrer, mais il allait retrouver cette petite fourbe à lunettes criardes et lui faire bouffer tout son stock, par l'orifice de son choix, maintenant que le bad trip commençait à se dissip...

OH. PUTAIN. BORDEL.

À l'horizon, il venait d'apercevoir une espèce de licorne avec des jambes de culturiste en train de chier des arcs-en-ciel, promenant des gens sur son dos. Il était encore complètement shooté. Et les murs de cette gare, ils étaient réels au moins ? Ce sur quoi il marchait, c'était un sol, tangible et tout ? Le jeune homme se laissa tomber en avant, pour voir.

Ouch. Oui, bon, le sol devait exister. Essuyant machinalement son front d'un revers de main -ça saigne ?-, il se redressa péniblement. Il y avait quelqu'un qui arrivait, là-bas. Ça allait être quoi cette fois, un tube de dentifrice à tête d'homme, un hérisson vendeur de hot-dogs, un poulpe à fourrure ?

Se fracasser volontairement par terre pour confirmer l'existence du sol, c'était une idée qui mériterait largement un prix Nobel. Celui de la connerie, s'entend. Qu'est-ce qui lui avait pris, de faire ça ? Encore un dommage collatéral de cette came surpuissante, probablement. Jetant un coup d’œil à sa manche, Luke remarqua que celle-ci était imbibée de sang et que le quelqu'un qu'il avait entrevu de loin se tenait maintenant juste devant lui.

Ok. Tu vois le truc, quand tu fais un rêve et que tu y croises des gens qui ressemblent à rien de ce que tu connais, qui n'ont strictement rien à faire là où ils sont et que t'as jamais rencontrés, mais au premier instant tu sais parfaitement qui c'est, genre leur identité est une telle évidence qu'elle te vient tout de suite à l'esprit, et qu'il s'agit en fait de quelqu'un que tu connais, mais qui ne ressemble absolument pas à ça dans la réalité. C'était ça.

"Mais qu'est-ce que tu fous là, Heather Whitebell ?"

La gamine de 4 ans, avec ses petites boucles impec' et son ours en peluche, qu'il embêtait quand ils étaient en maternelle, venait de se muer en jeune femme affublée de cheveux couleur chewing-gum et apparemment venue livrer un plat du restau' chinois du coin. Il SAVAIT que c'était elle, sans savoir pourquoi il le savait ni pour quelle raison elle lui apparaissait alors qu'il ne l'avait pas vue depuis au moins une douzaine d'années, signe accablant qu'il nageait encore en plein délire. Et ce qui était encore plus perturbant, c'est qu'elle devait effectivement avoir à peu près cet âge-là.

"T'as une flaque de sang sur la tête...", fit-elle remarquer sobrement.

Ça par contre, il était au courant. Il sentait parfaitement la mèche qui lui collait au front, et puis il avait vu l'état de sa chemise. Quelque part c'était même rassurant, parce que c'était la chose la plus logique qui lui soit arrivée depuis qu'il avait ingéré, ou fumé, ou inhalé, cette putain de drogue.

"Ouais, c'est pas grave, c'est cool. T'étais pas à Toronto toi ?"

Quoiqu'elle réponde, plus rien n'étonnerait Luke, pas même si elle lui disait que c'était elle qui élevait ces espèces de licornes dégueulasses qui fendaient le ciel avec leur trou de balle lâchant une traînée multicolore. Il avait pigé qu'il serait défoncé pendant un certain temps, ça finirait bien par passer. Autant s'amuser en attendant.

"Bah si, j'ai pas bougé... Mais pourquoi tu sais ça ? Et d'où tu me connais ?", avait répliqué peut-être-Heather, manifestement surprise, limite effrayée.

Prenons les choses dans l'ordre, malgré la drogue qui tapait encore bien. Ou était-ce le choc à la tête ? Les deux ? Bon, on s'en fout. Les choses dans l'ordre. Ce n'était pas 'peut-être-Heather', c'était elle, obligé. Puisqu'elle était bien à Toronto et tout. Elle affirmait même n'avoir pas bougé. Mais merde, elle racontait n'importe quoi, cette ville n'était pas Toronto, ça n'y ressemblait ni de près ni de loin, sans compter que lui-même se trouvait à Hong-Kong juste avant. D'ailleurs, probablement y était-il encore, vautré sur le toit de cet immeuble et en pleine hallucination. Complètement paumé, Luke opta donc pour l'ironie socratique, car comme chacun sait, s'il est une puissance que l'alcool et la drogue renforcent, c'est celle de la philosophie.

"T'as pas bougé de Toronto. Alors on est à Toronto là. Ça fait longtemps qu'elle a été rénovée, la gare.. ?"

La jeune fille semblait particulièrement méfiante, et lui demanda qui il était tout en tentant de se protéger derrière sa boîte de nouilles. Elle croyait quoi ? Qu'il allait essayer de l'attaquer et s'arrêter en route en voyant la boîte, style 'Oh cool, des nouilles, justement j'avais faim' ? Bordel. Agacé, il soupira. Si les protagonistes du n'importe quoi qui se passait dans sa tête ne savaient même pas qui il était, c'était franchement naze –à propos, était-il normal d'en être aussi conscient ? Normalement quand on délire, on ne s'en rend compte qu'une fois qu'on en est sorti. Mais quand on en est sorti on ne rencontre pas de licornes ni de vieilles connaissances oubliées depuis des siècles.  

"Je suis Luke Fowler, et on se connaît parce qu'à cause de toi j'ai passé des heures au coin à la maternelle. Tu devrais le savoir."

À voir l'expression qui se composa sur le visage d'Heather –qui était donc bien Heather, le fait était avéré– lorsqu'il annonça son nom, Luke se demanda un instant si l'anonymat n'aurait pas été préférable. Mais non. Et puis quoi ? Il n'avait rien à se reprocher, lui. Si cette fille avait passé son enfance à chercher activement des ennuis, il n'y était pour rien. Il avait juste, peut-être, un peu, occasionnellement, fait office de déclencheur et/ou de catalyseur. Il avait même été plutôt sympa de se laisser crier dessus et punir à longueur de journée pour permettre à sa camarade de réaliser ses aspirations profondes, c'est-à-dire, principalement, vivre une vie pleine d'imprévus et de problèmes. C'était beaucoup de boulot, parce que tout le reste de la classe aspirait aussi à ça.

Elle posa sa gamelle de nouilles au sol puis se releva lentement, toute rouge et les joues gonflées.

"TOI ! Luke, celui à cause de qui j'ai fini avec un carré parce que mes cheveux étaient irrécupérables ! Que Teddy a fini éventré, les entrailles dispersées dans la classe !"

"Teddy ? Non mais d'abord, cet ours, c'est toi qui..."

Un violent coup de pied dans le ventre lui fit ravaler la fin de sa phrase. Plié en deux, il se dit quand même qu'elle était sacrément pas chiée de lui reprocher ça, alors qu'il avait sauvé cet ours qu'elle avait abandonné par terre. Bon, plus précisément, il dépassait de son cartable qu'elle avait posé par terre, et Luke l'avait pris pour le mâchouiller. Les ours en peluche sont faits pour ça. Ce sur quoi la petite Heather avait rappliqué pour reprendre l'animal, qui avait fini par se déchirer. Lui, il était complètement innocent.

Drapée dans son indignation infondée et sa boîte de bouffe sous le bras, la demoiselle repartit dans la direction opposée. Une minute. L'impact du coup de pied, le souffle coupé, la pulsation du sang dans sa tête penchée en avant... C'était beaucoup trop tangible pour n'être qu'une divagation de drogué. Il se redressa d'un bond et courut après la jeune femme pour se mettre en travers de son chemin.

"Attends !"

Bordel. Quelle question poser ?

"Si on n'est pas à Toronto. On est où, là ?"

Lorsqu'il surgit devant elle, Heather balança son paquet de nouilles par terre. Qui n'était en fait pas un paquet de nouilles, mais de bouillon, qui s'étalait à présent par terre en une flaque dans laquelle flottaient gracieusement nouilles et aromates. Merde, ça avait l'air bon ce truc, il y avait même de la viande dedans. Quel idée de le laisser tomber. Perdu dans la contemplation du bol de soupe qui se répandait inexorablement, Luke n'écouta l'explication que d'une oreille. Ce qui ne l'empêcha pas de la trouver proprement hallucinante.

"C'est quoi ça, 'être sur étau' ?", lâcha-t-il spontanément.

Cet 'étau', c'était le nom d'une nouvelle drogue ? Bizarre comme terminologie, on devrait plutôt dire 'être SOUS étau' , comme pour les autres drogues. Peut-être que celle-ci impliquait d'autres choses ? Pas facile. Juste au moment où il commençait à se dire qu'il n'était pas si drogué que ça, finalement. Pensif, il ôta sa chemise pour s'éponger le front -ça avait pas mal pissé le sang, même son t-shirt était taché. Ce nom désignait peut-être une situation particulière, qui justifierait éventuellement l'usage d'hallucinogènes.

"C'est pour aller en prison, ou un truc comme ça ?"

Fait chier. C'était encore pire qu'avant ; le jeune homme n'y comprenait vraiment plus rien. Qu'est-ce que c'était que ce bordel, la gare, les nouilles, les licornes, les étaux.. ? Il n'arrivait plus à savoir ce qui était vaguement réel et ce qui n'était rien de plus qu'une production douteuse de son esprit.

"T'as pas plus compréhensible, comme explication ?"

À voir la tête qu'elle tirait, l'hypothèse de la prison était certainement complètement à côté de la plaque.

"Et puis pourquoi t'es là, Heather ?"

Ok. Ok. Donc tout ce qu'il avait cru comprendre jusque là était erroné, à l'exception de la responsabilité de cette gamine à lunettes rouges. Toutes ces conneries étaient bien réelles, du train géant aux licornes chiant des arcs-en-ciel, comme il pouvait en voir quelques-unes, attendant avec plus ou moins de patience sur une espèce de terre-plein attenant à la gare. C'était tellement aberrant que Luke aurait raisonnablement pu choisir de refuser d'y croire. Sauf que non. Il était maintenant assez lucide pour saisir qu'aussi ridicule que soit cette situation, elle était bien en train de se produire. Il se demandait vaguement si ce qui le contrariait le plus était la véracité de ces récents événements complètement dingues, ou sa propre incapacité à s'en inquiéter plus que ça.

"Donc si j'ai atterri ici, c'est que j'aurai pu tenter le suicide selon Mac... La fille aux lunettes rouges. Mais je pense que j'étais juste suffisamment con, ou génialissime pour le lui faire croire...", conclut Heather, au terme de cet éclaircissement détaillé sur les tenants et aboutissants d'Etoh, qui n'avait aucune sorte de rapport avec un étau, en fait.

Putain. Le jeune homme n'avait jusque là pas percuté sur ce point, mais cette fille qui se tenait devant lui n'était pas non plus une image mentale, c'était Heather Whitebell. La vraie. Pas qu'il aurait été plus diplomate avec elle s'il l'avait su dès le départ. Il ne comptait pas l'être par la suite non plus. Les choses se montraient juste sous une perspective radicalement différente, maintenant qu'il était assez clair qu'elles n'étaient pas inventées.

Et il était donc là, la tête pleine de sang, sur une planète inconnue faisant office de refuge pour suicidaires et... Il n'avait jamais pensé à se suicider. Ça ne lui avait jamais effleuré l'esprit, même si maintenant qu'il y réfléchissait, sa seule certitude à ce sujet était qu'il n'aurait manqué à personne. Oh. C'était peut-être ça, le truc. Et hop, punition pour la conscience intrinsèque de n'avoir de valeur aux yeux de personne, se retrouver coincé dans un monde sous LSD avec pour seule connaissance une rescapée de sa classe de maternelle. Qu'il était d'ailleurs en train de fixer intensément depuis une période indéterminée.

Elle n'avait qu'à se dire qu'il était sous le choc.

"Merde, t'es vraiment là, quoi.", fit-il tout en fouillant machinalement ses poches, dont il extirpa finalement un paquet de cigarettes à moitié écrasé, et surtout à moitié vide. "Et de quoi elle se mêle, cette gamine ? Elle a qu'à aller jouer avec ses petits poneys, au lieu de se demander si on veut se suicider."

Une clope calée dans le bec, il tendit le paquet à la demoiselle.

"T'en veux ?"