Dans les hautes tours du château, il n'y a pas d’électricité depuis des années. Je suppose que tout le monde a eu la flemme de monter ces 5291 marches pour réparer ça. Et donc depuis toute petite je m'éclaire à la bougie dans ma chambre, dans ces couloirs sinueux, partout. Cette petite odeur de cendres et de vieux livres, je la trouve si idéale à ce lieu ! Le parquet grince, les fenêtres mal fermées claquent, la bâtisse est vielle mais c'est ma maison. Mon royaume, mon monde, et tout ces bruits étranges n'altèrent pas la monotonie de ma vie.
Je suis descendue prudemment sur les coups de 17H pour manger quelque chose - j'ai toujours un petit creux à cette heure-ci - petit chandelier à la main. Il n'y a personne, pas de bruit. C'est facile de se faufiler dans les cuisines du château quand on connaît les lieux par coeur. Seul problème, ma petite taille. J'arrive à peine à chopper un morceau de saucisson sur l'étagère - oui du saucisson à 17H30. Plan B ; Montée rigoureuse tout en silence. C'est fou le nombre de fois que j'ai escaladé ce plan de travail pour attraper les provisions cachées de mon père. Le bougre est un gros gourmand qui cache bien les meilleures produits pour lui, égoïste ! J'ai la chanson de Europe dans la tête après avoir réussi l'avoir pris sans faire aucun bruit.
Je n'ai plus qu'à remonter de la même façon, aussi discrètement que possible pour ne pas me faire prendre ma cette fichue nutritionniste qui est constamment sur mon dos. Mange ceci, mange comme cela, roh.
« HUM. Mademoiselle. Donnez-moi ce bout de saucisson. »
Mince. Je joue la carte de la rigolade histoire qu'elle ne se fâche pas trop, sinon je peux dire adieu à mon en-cas.
« P-Pourquoi ? Vous en voulez aussi ? »
J'avais oublié qu'elle n'aimait pas rire, hormis les blagues du présentateur de Motus sur Terre qu'elle regardait en rediffusion ici sur Etoh. Concernant ce pavé de saucisson, elle savait qu'il ne faisait pas parti de mon régime ; je n'avais pas le droit de manger des choses aussi fortes en graisses d'habitude, fichue pro de la santé ! Il n'empêche qu'il y a des trucs plus grassouillet que le saucisson.
Pendant qu'elle me faisait son débriefing sur les vitamines et autres trucs que mon corps se devait d'avoir, je me demandais bien comment j'allais pouvoir manger tranquille mon butin.
L’assommer avec cette sorte de matraque de charcuterie me procurerait un trop grand fou rire. Et quand je rigole, je ne me contrôle plus, je titube, jusqu'à m'écrouler par terre comme si je convulsais (plutôt bizarre je vous l'accorde). Manger entièrement et d'un seul coup ? Ce serait l'indigestion et la sortie par voie orale (vooomi) assurée. Classe. Surtout que c'est bien trop gros. Je pourrais m'enfuir en courant, saucisson à la main, me perdant dans les couloirs, appuyant sur le parquet qui craque de plus en plus au fur et à mesure que je me rapproche de ma chambre.
Je ne crois pas aux contes de fées, je fais de la magie, pas des miracles. Il est impossible que je lui échappe quoiqu'il arrive, et j'ai promis au roi de ne pas la tuer avec mon don (même si je dois avouer que ça me tente énormément). Je lui rend le saucisson sans me battre ; on ne frappe pas quelqu'un sans arme. Elle est sans défense, et il suffit que je fronce les sourcils pour qu'elle se rappelle qu'il me suffirait d'une seconde pour lui ôter la vie, et souvent elle prend peur et s'enfuit sans se retourner.
« Tenez, vous en avez plus besoin que moi. »
J'ai pouffé de rire, et repris un air sérieux la seconde d'après. Elle n'apprécia que moyennement cette blague douteuse, avant de reprendre son ton désagréable.
« Et éteignez votre bougie. Cette odeur de cire déplairait fortement au roi Nodj. »
Encore faudrait-il qu'il montre le bout de son nez. Elle souffla dessus, et s'en alla, contente d'avoir haussé le ton après moi pour la toute première fois. Tant pis. Je me contrôle assez facilement au niveau de ma colère no problem, alors je n'ai plus qu'à monter toutes ces marches. C'est ce que les gens trouvent le plus dur souvent ; c'est le plus long, le plus douloureux pour les genoux et les mollets.
Seconde bougie allumée dans la soirée. J'ai l'impression d'avoir le ventre vide, ça fait crouuuuuic. Je me suis enfermée dans mon espèce de donjon tout crados, toute seule, en attendant que le temps passe et que la cire de ma petite bougie soit complètement fondue. En patientant pour voir la nutritionniste s'improviser domestique et venir me servir mon repas comme tout les soirs.
Si je dîne avec mon père ? Le roi ne sort jamais, mais JAMAIS de son bureau. Il traînasse à la bibliothèque, mange seul, je le vois rarement (extrêmement rarement). J'y suis habituée, et comme la plupart de mes journées sont chargées avec mon travail à la gare Plurp de Verces, je n'y prête que très peu attention.
De toute façon, je ne peux rien y faire, il fait très bien son travail. Il gouverne parfaitement, je ne peux rien dire, tout est comme il faut, tout est à sa place. Lui au pouvoir, moi travaillant presque esclave de ma sadique nutritionniste.