ㅡ histoire
Le tout premier souvenir de Dana, c’est une forêt. La douleur lancinante au milieu de son front, c’était la seule chose sur laquelle elle arrivait à se concentrer au début. Puis, petit à petit, l’odeur un peu humide de l’air qu’elle inspirait s’imposa à elle. Le bruit furtif des animaux nocturnes et le souffle du vent dans les feuilles la calma, comme une berceuse lui faisant oublier la souffrance. Et quand elle ouvrit les yeux, la lune était là. Enorme. Ronde et laiteuse, rassurante.
Elle était bien ici, allongée dans l’herbe. Intemporelle. Puis des cris se firent entendre, et des petits points lumineux commencèrent à s’approcher. Plus elles se rapprochaient et plus elle parvenait à distinguer le nom qu’on criait. « Dana ! Dana ! ». Elle se demandait qui ça pouvait bien être. « Elle est là ! Dieu soit loué ! ». Apparemment ils l’avaient trouvée. Elle sentait qu’on la soulevait de terre, elle protesta mollement. Elle aurait préféré rester là.
On l’emmena dans une grande maison. C’était la maison de l’ogre. C’est comme ça qu’elle l’appelle, encore aujourd’hui. Parce que c’est la première impression qu’elle a eu en la voyant, un grand manoir sombre avec des rideaux rouges et les lumières incandescentes à l’intérieur. Mais elle se sentait faible, elle ne pouvait pas se défendre. A l’intérieur ce n’était pas un ogre, mais un homme plutôt grand qui la prit dans ses bras. Il avait des sanglots dans la voix. Il y avait un miroir devant elle, et elle vit une petite fille toute sale avec une plaie sanguinolente au milieu du front. D’une voix qu’elle ne reconnut pas, elle demanda : « Qui êtes-vous ? »
Elle était Dana Lucia Rubell, fille d’un homme très haut placé dans la hiérarchie Etohnienne. Elle avait huit ans, des professeurs particuliers par centaines, des robes plein son dressing et des jouets qui s’empilaient jusqu’à son plafond mais avec lesquels elle ne jouait jamais. Réapprendre une vie qui n’est pas la sienne, c’est étrange. Elle avait l’impression que le reflet dans le miroir n’était pas vraiment elle. Elle avait toujours cette cicatrice sur le front, que ses parents tentaient de masquer lors des réceptions. Ils rivalisaient d’ingéniosité : maquillage, voile, bijou de front… Mais elle était toujours là.
Quand sa maman la regardait, elle avait l’impression qu’elle était en colère. Ses yeux étaient méchants, et elle ne comprenait pas pourquoi. Etait-ce à cause de sa cicatrice ? Parce qu’elle avait du mal à retenir ses leçons ? Elle la sentait se crisper dès qu’elle l’appelait Maman, au point qu’elle était tentée de l’appeler Madame. Pourtant son papa était très gentil avec elle, il la couvrait de cadeaux et d’affection. Elle ne savait pas s’il était pareil avant l’incident, mais il la traitait comme une princesse.
« Dis maman ? Pourquoi j’ai pas une fleur comme toi et papa ? »
Madame maman était devenue toute rouge en entendant ça, et elle avait reposé bruyamment sa tasse de thé dans la coupelle. CLAC. Sa voix avait retenti, comme une gifle sur sa joue. « Je t’interdis d’en parler encore UNE FOIS. » Donc elle n’en parlait pas. Elle n’avait pas le droit de demander non plus pourquoi ses vêtements étaient très lourds, ni pourquoi elle avait des semelles en métal au fond de ses chaussures. Sa vie entière était un mystère.
Dana grandit. De petite fille, elle devint jeune fille. Ses secrets pesaient sur ses épaules, comme ces vêtements qui la clouaient au sol. Elle voulait s’envoler, mais elle avait l’impression qu’on l’emprisonnait dans la maison de l’ogre. Quand sa femme de chambre l’aidait à se changer, elle se sentait légère pendant quelques instants... Mais elle devait renfiler sa carapace, et le chagrin revenait, plus fort chaque jour.
C’est l’année de ses seize ans que tout bascula. Un peu comme dans la Belle au bois dormant, la vérité éclata au grand jour. Ce jour-là, elle avait décidé de désobéir pour la première fois. Elle voulait se promener dans les rues de Verces avec une fille de son entourage. Pas vraiment une amie, elles n’étaient pas assez proches pour cela, mais c’était la seule que ses parents acceptaient qu’elle fréquente. Parce que son rang était assez élevé, sûrement.
Elle emprunta l’une de ses robes, pour ne pas se faire trop remarquer en ville. Sans trop savoir pourquoi, elle se sentait euphorique. Elle sautillait sur les pavés, souriant comme jamais elle n’avait souri. La cage autour de son cœur semblait s’être envolée, l’air qu’elle respirait avait un goût de liberté. Sa camarade jetait des coups d’œil angoissés autour d’elles, la priant de se calmer un peu, mais c’était peine perdue. C’est à ce moment-là que ses pieds quittèrent le sol.
Elle ne s’envola pas à proprement dit. C’était plutôt le vent qui la portait, mais ça les autres ne le savaient pas. Ils la fixaient, les yeux écarquillés. On la reconnut, et la rumeur se répandit comme une traînée de poudre. La fille des Rubell était une hybride. Quelle honte. On lui interdit de sortir pendant plusieurs jours, mais elle refusa de porter de nouveau ces vêtements avec du plomb dans les doublures. Elle avait besoin de cette liberté. Ce qu’elle apprenait était trop bouleversant pour qu’elle puisse y faire face avec sa tristesse pour seule arme.
Ses parents se disputaient. Elle n’avait pas fait exprès de les entendre, elle passait juste dans le couloir. La voix de son papa résonna jusqu’à elle. « … Alors c’était toi ? ». Le silence coupable de sa mère l’empêcha de poursuivre sa route. « Non content d’avoir un enfant avec une autre, il avait fallu que ce soit une humaine ! Je ne pouvais me faire à cette humiliation ! Ce n’est pas parce que je suis incapable de porter un enfant que tu avais le droit de t’abaisser à… à ÇA ! ». Le dégoût qu’elle entendait dans sa voix était si violent qu’elle ne put s’empêcher de rire nerveusement. C’était donc ça, la raison de sa haine. Pourquoi ne s’en était-elle pas rendu compte plus tôt ? Elle entra dans la pièce sous le regard médusé de ses parents. « Papa ? Je veux partir. »
Et c’est ce qu’elle fit. Une valise à la main, elle quitta la maison de l’ogre. Il ne pouvait plus l’atteindre désormais. Elle s’arracha même à son propre nom, qui n’était rien pour elle. Désormais elle serait Plume, légère comme le vent. Elle alla de ville en ville, s’arrêtant dans les auberges quelques jours avant de repartir. Sur la route, elle rencontra des musiciens qui lui transmirent sa passion pour ces notes tantôt guillerettes tantôt émouvantes… Elle acheta un luth et commença à gagner sa vie grâce à son instrument.
Plume vit sans attache, Plume est la feuille qui joue dans les courants d’air. Plume est liberté.